Il faut danser la vie (Nietzsche)
Rien de plus terrestre, rien de plus céleste que la danse ! Jubilation et extase, elle participe de l’enracinement de l’être, tout autant que de son élévation.
« Danser la vie », ensuite, pour mettre en mouvement et fluidifier l’énergie vitale, nouée par les trébuchements de l’existence. Pour se relier, aussi. À soi, aux autres, à l’univers. La danse est, à la fois, signature personnelle, expression culturelle et langage universel. Depuis la nuit des temps, elle incarne, dans les rythmes et pulsations de sa gestualité, les archétypes de l’humanité.
Danser, toujours
Pour libérer la source de la créativité, emprisonnée dans le carcan du conformisme. Pour découvrir en soi des recoins inexplorés. Inespérés ! Et, du coup, faire (re)jaillir la confiance en soi. Sous nos latitudes, corps tabou oblige, la danse a été longuement refoulée. Tout au plus était-elle folklore, divertissement ou, selon les approches, contrainte du corps.
Aujourd’hui, l’esprit occidental, assoiffé de bien-être et de connaissance de soi, la redécouvre dans son essence. Libérée. Qu’elle vienne du répertoire du monde, du développement personnel ou des tendances actuelles, cette danse-là initie plus qu’un loisir, une Voie. D’unité de l’être et de reliance. Décomplexée, elle permet d’ouvrir les ailes. Claude Nougaro disait que « la danse est une cage où l’on apprend l’oiseau »…
« Danser, c’est grandir de l’intérieur », résume Béatrice Grognard, qui enseigne et met en scène les Danses Théâtrales d’Egypte. Tout est dit dans cette phrase ! S’inscrivant aux confins de l’art et du psycho-corporel, toute danse est croissance, pour peu qu’elle respecte l’être. Elle déroule un chemin d’évolution aux multiples effets, tant au niveau physique que psychique : réconciliation avec le corps, capital confiance à la hausse, apaisement du mental, bien-être anti-stress, meilleure circulation de l’énergie, plus grande souplesse (au propre et au figuré), déploiement de la créativité, etcetera. Bref, un mieux-être global qui vaut à la danse d’être utilisée comme outil thérapeutique.
Que se passerait-il si, au lieu de construire seulement notre vie, nous avions la folie ou la sagesse de la danser ?
questionne Roger Garaudy, auteur de « Danser sa vie ». Lucie Nérot, enseignante de la Danse des 5 Rythmes™, a essayé. «Ça a ouvert des portes dans ma vie que je ne croyais pas possible. J’ai vécu une transformation radicale, passant d’un quotidien étriqué à une existence épanouissante où je voyage dans le monde entier. Je me sens plus vivante, plus proche de mon essence!»
Avant même de parler
La danse est langage. « L’homme a dansé avant même d’avoir appris à se servir de la parole », soulignait Serge Lifar, étoile au firmament de la danse du 20e siècle. On en retrouve des traces, en tout temps et en tout lieu, dès le paléolithique. Elle correspond donc bien à quelque chose de primordial dans la nature humaine : le besoin de se relier. « À l’origine, elle est le premier rituel sacré que l’homme a créé pour s’harmoniser avec les forces qui le dépassaient », éclaire Geneviève Khemtémourian, spécialiste et enseignante des Danses Sacrées du Monde.
Plus concrètement, aussi, l’humain s’est mis à danser pour rythmer le temps et se mettre au diapason des cycles naturels, en scandant le calendrier par des fêtes traditionnelles, où la danse s’invite toujours. Si chaque civilisation a développé sa propre chorégraphie, liée à ses pratiques et croyances, chacune de ces danses s’appuie sur une trame commune, puisant à la source universelle des symboles et archétypes. « Ainsi, poursuit Geneviève Khemtémourian, toutes les danses nous relient à nos lignées et développent en nous un sentiment d’appartenance : à la Terre, au Cosmos, au Vivant. » Peut-être faut-il voir dans cet aspect d’appartenance – manquant cruellement à notre époque, en perte de repères et de reliance – l’une des raisons du succès actuel de la danse ?…
Le besoin de danser
Même si elle est un loisir bien agréable, la danse est plus que ça. Danser est un besoin, aussi vieux que l’humanité. « La danse est la façon la plus immédiate d’exprimer les rythmes du corps », explique Gabrielle Roth, créatrice de la Danse des 5 Rythmes™. « C’est une affirmation de vie », complète France Schott-Billmann. Cette spécialiste et enseignante en Expression Primitive (voir ci-dessous, « Archétypes en mouvement »), psychanalyste et danse-thérapeute a consacré un ouvrage à ce besoin fondamental. « Danser est naturel à l’homme », partage-t-elle, le temps d’un entretien passionnant.
Par le biais de la structure rythmique de la danse, on réveille les mémoires corporelles et on se reconnecte à ses rythmes essentiels. On se reconnecte aux autres. À la vie. C’est universel : toutes les danses et musiques du monde sont basées sur la pulsation et le va-et-vient. Cela renvoie au bercement du bébé par la mère, mais aussi à la respiration ou au battement du coeur, vécus rythmiques qui permettent à l’humain de sortir du chaos – appelé sentiment océanique en psychanalyse – et de s’inscrire dans l’espace/temps.
Cette structure imprimée dans le corps, et réactivée par la danse, sert pour le relationnel. Pour sortir de sa bulle et intégrer qu’il y a un temps pour l’un (pour soi), un temps pour l’autre.
De l’urgence de renouer avec la pulsation
Ce qui nous amène à évoquer notre regain d’intérêt actuel pour l’expression dansée ; des danses du monde, à la fièvre de la dance ou du hip-hop. On l’a vu, la prégnance de la pulsation est fondamentale aux processus vitaux. Du coup, on peut voir parmi les causes de la violence actuelle, la négation ou le refoulement de cette source archaïque et structurante… « C’est vrai : dans nos cultures, nous avions perdu les danses à pulsations, puisque le déhanchement était tabou. Du coup, nous nous sommes coupés de nos racines pulsionnelles, de la nature, des autres. Pour moi, des jeunes qui renouent avec leurs pulsations via, par exemple, le hip-hop sont déjà sauvés », souligne France-Schott Billmann.
Danses plurielles
Il était une voie… « La danse ne se limite pas à une activité physique, mais elle devient aussi une quête, une voie de transformation », témoigne Pierre Lory. Tant il est vrai que (r)éveiller le danseur en soi est un des chemins les plus directs pour passer du corps qu’on a, au corps qu’on est. Et renouer, en mouvement, avec son essence. Dans cette optique, au diable les questions d’âge, d’apparence et de forme(s) ! On vit son corps dans toute sa plénitude.
« La pulsation et la binarité du balancement sont accessibles à tous, y compris les personnes âgées, malades ou assises », souligne France Schott-Billmann, chantre de la danse-thérapie. Un supplément d’être qui n’exclut pas le supplément de joie, tant danser est une voie jubilatoire ! « Grandir » en s’amusant, n’est-ce pas là le rêve de tout un chacun ?… Voici quelques « danses à grandir ».
Archétypes en mouvement
« Ma première idée du mouvement de la danse vient du rythme des vagues », soulignait Isadora Duncan. Bien qu’elles s’extériorisent différemment, les danses mettent en mouvement une symbolique universelle. Parmi les approches qui réactivent intensément les archétypes, épinglons l’Expression Primitive. « C’est une danse dynamique, rythmée qui associe le mouvement, le rythme et la voix dans une expression globale. Elle garde des danses primitives l’énergie de la pulsation et des danses européennes (folklore et danses traditionnelles) la rigueur rythmique, ainsi que la tenue du corps », résume France Schott-Billmann. Au-delà de ça, abordable par tous, elle fait renouer avec l’esprit collectif, ludique et festif des danses populaires. Elle est, comme nous l’avons vu, une forme de danse-thérapie, réactivant les structures rythmiques fondamentales, « primitives », réprimées, voire oubliées, chez les Occidentaux.
La Danse des 5 Rythmes™, créée par Gabrielle Roth, s’appuie également sur les rythmes essentiels. « L’énergie suit des vagues. Les vagues suivent des schémas. Les schémas suivent des rythmes. L’être humain est tout cela : énergie, vagues, schémas, rythmes. » Depuis 1998, Deborah Bacon enseigne la Danse des 5 Rythmes™. Elle a le sentiment d’être « rentrée à la maison ». « Les 5 rythmes dansés, liés aux éléments naturels – fluide, staccato, chaos, lyrique et quiétude – constituent une carte pour explorer ces vagues dans le territoire de notre existence », partage-t-elle. « En expérimentant et en enchaînant naturellement ces 5 rythmes, liés par l’énergie, on renoue avec un espace intérieur de sécurité, qui permet, ensuite, de faire littéralement corps, en toute fluidité, avec le mouvement de la vie. Mais aussi de se découvrir hors de son répertoire habituel. En fait, c’est une métaphore de comment on vit sa vie. Elle me rend de plus en plus vivante », image Deborah Bacon.
Le sacre du « corps-esprit »
« Ce n’est qu’en dansant que je sais lire le symbole des plus hautes choses », affirmait Nietzsche. Cette quête de la verticalité fait partie intégrante de la voie dansée. Et, ce n’est qu’en incarnant pleinement sa dimension d’humain – donc, en habitant son corps – que l’être peut se relier à plus grand que soi. Plus que toutes autres, les danses sacrées – présentes dans toutes les cultures – permettent de vivre cette dimension transcendante du mouvement. Dans cet esprit, l’approche de Tina Bosi de la danse sacrée est parlante. Elle s’appuie sur la tradition du symbole qui initie – et d’où émergent – des gestes chargés de sens. Une mise en mouvement initiatique.
Pour ce faire, elle axe notamment son enseignement sur la teneur poétique des lettres hébraïques. Une structure universelle qui donne naissance à une géométrie sacrée, faisant écho à la vie et ses différents passages. « Quand le corps se délie, le cœur danse », partage-t-elle. Puisant à la source sacrée et symbolique, l’Euphonie Gestuelle est, elle, inspirée du yoga des derviches Hakim et utilise la science des mouvements pour relier conscient et inconscient. Cette méthode, conçue par Ennea Tess Griffith, sous la conduite d’Idris Lahore, a pour but l’harmonisation, la connaissance de soi et la créativité.
L’élan dionysiaque
Certaines danses, plus que d’autres, permettent de faire un avec la sensation pure. « La danse, c’est l’extase dionysiaque qui emporte tout », s’enflammait Isadora Duncan. On y découvre une force de vie intacte, portée par la musique. Cela nous ébranle jusqu’au plus profond de notre être ; ce point où l’individu se fond dans le Tout et devient lui-même œuvre d’art.
Dans cet esprit d’élan vital, épinglons l’approche de Patrick Adom, Dance Yourself®. Nourri par de nombreuses sources (Bioénergie de Lowen, méthode Laban de mise en mouvement, symbolique espace/temps de Laura Sheleen, non-directivité et écoute de C. Rogers, etc.), cet atelier pratique et initiatique libère le mouvement et, dans sa foulée, l’être tout entier. Une danse qui travaille le déconditionnement, posé dans un cadre rituel et symbolique, utilisant notamment des objets transitionnels. « On s’y donne la permission », conclut Patrick Adom.
L’improvisation dansée contemporaine emprunte un chemin similaire de libération et de valorisation de l’être, dans toutes ses dimensions. C’est particulièrement sensible dans l’Atelier de poésie du corps, mis sur pied par Daniel Edom, Danseur-Chorégraphe et spécialiste de l’approche énergétique. Dans cet espace de création et de croissance personnelle, il allie la danse, le mouvement et l’improvisation dans une ligne contemporaine. Ce qui n’exclut pas la rigueur, nécessaire à la qualité artistique.
Rondes autour du monde
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les danses du monde ont le vent en poupe ! Les cours et stages de tango, Bharata Natyam, flamenco, salsa, danse orientale, danse africaine ou capoeira ne désemplissent pas. « Ce que nous avons perdu de nos racines nous revient par le détour de l’autre. C’est habituel », souligne France Schott-Billmann. Parfois, les fondamentaux symboliques de ces danses se sont dilués dans une interprétation folklorique, destinée à les « traduire » pour l’Occidental. S’il est pertinent de les réactualiser, il est possible de le faire sans que ces danses perdent leur âme. Telle est la voie empruntée par Béatrice Grognard, archéologue de formation, qui a fondé « Tarab, école de danses théâtrales d’Égypte ».
Son approche, qui défend la beauté et l’authenticité de ces danses, se démarque des options « orientalisantes » des dernières décennies. « C’est une danse qui, au-delà de l’aspect interculturel, est accueillante pour toutes les femmes. Elle offre la capacité de transmettre tout ce que l’on a, tout ce que l’on est à l’intérieur, tout ce qui nous fonde. C’est pourquoi, loin du jeunisme occidental, une femme mûre y sera d’autant plus passionnante ! On n’y découvre pas une féminité lascive, mais, au contraire, ancrée, correspondant à la réalité puissante et à la vitalité du répertoire des musiques traditionnelles. Les hommes y sont d’autant plus sensibles, car dans cette féminité retrouvée, non agressive, ils se retrouvent aussi. On donne sans se donner, avec ce que cela comporte de mystère… »
Entrez dans la danse
La danse est à éprouver. À incarner. À vivre ! Afin de manifester la vaste palette de sensations qu’elle induit, j’ai goûté à quatre registres différents, puisant à la même source : la reliance au mouvement vital. Dansez, maintenant !
- Activer la voie de l’énergie. La Danse du Tao. S’appuyant sur l’enseignement du Tao et les fondamentaux du Tai Chi Chuan, cette calligraphie dansée, poétique et pragmatique, a été imaginée par Chungliang All Huang, un Chinois vivant aux USA…soliste de claquettes ! Cette danse des 5 éléments (Bois, Feu, Eau, Métal & Terre) rend « palpable », de manière organique, la Voie du Milieu. C’est une métaphore de la vie, sur laquelle on peut agir grâce au mouvement. Le groupe de Laurence Chevallier se retrouve autour de l’énergie du cercle pour danser ces éléments naturels, qui nous fondent et dans lesquels nous baignons. Je me coule dans la fluidité des mouvements en musique. Ensuite, nous expérimentons la notion d’orientation et d’occupation de l’espace. Une approche symbolique inspirée du travail de Laura Sheleen. Pas facile de trouver le juste milieu entre trop-plein d’assurance et manque de présence… Même si on y contacte l’esprit du Tai Chi, la Danse du Tao est plus dynamique et plus joyeuse, notamment grâce à la présence de la musique. « Quand l’être se connecte à la poésie du monde par le biais de son corps, je dirais qu’il est sauvé. Cela allège beaucoup de choses », partage Laurence Chevallier. Je suis ressortie de cette « danse de l’énergie » fluidifiée, corps & esprit « huilés ». Danse du Tao pratiquée avec Laurence Chevallier. Coordonnées dans « Carnet d’adresses dansant ».
- Puiser aux symboles du monde. Le Bharata Natyam. Autrefois dansé par les devadasi, danseuses attachées aux temples, le Bharata Natyam est pratiqué dans le Sud de l’Inde. Aujourd’hui, il est tendance chez nous. Même si cet art est codifié, il ouvre à l’émotion pure. Rythmique indienne et langage du corps y sont déconcertants. Au début, c’est la technique qui prend le pas, avant le lâcher-prise permettant d’habiter cette danse. Après un salut permettant à l’ego de descendre dans le cœur, nous entamons les Adavu, ou pas fondamentaux, symbolisés rythmiquement par des sons comme Thai dhi dhi thai, Thai yum dhat tha, etc. À ces pas, on ajoute les mudras des mains. Pas facile de désolidariser les doigts, pour laisser chacun s’exprimer librement. S’ajoute la musique. Le mouvement s’accélère (trois rythmes différents), puis ralentit. J’étais un peu perdue…D’autant que le mental tente de restituer l’ensemble. « Il faut s’immerger dans le mouvement et lâcher prise. Ne pas réagir avec nos réflexes occidentaux », décode Éric Rozen. Ensuite, nous passons à une chorégraphie, racontant de manière expressive une « histoire » tirée des mythes sacrés de l’Inde. Aujourd’hui, c’est Ganesh, le dieu éléphant, que nous évoquons en mouvement. Là, je me régale ! On construit le récit gestuellement. Genre : la souris (doigts resserrés en forme de souris), véhicule de Ganesh (poing fermé, pouce en l’air, qu’on place sur la souris), etc. Ensuite, en musique, on lie les mouvements. À la fin du cours, je me sens encore gauche, mais corps et esprit ressentent le chemin pris par le Bharata Natyam. Malgré le cours rythmé, je me sens redynamisée. À long terme, cette danse apporte une meilleure résistance physique, grâce à la circulation de l’énergie vitale. Atelier vécu avec Éric Rozen. Coordonnées dans « Carnet d’adresses dansant ».
- Incarner l’harmonie corps/esprit. Le Bodymind Movement®. Avec cette approche dansée, il s’agit avant tout de « retourner à sa demeure », soit renouer avec le corps, ce grand inconnu… Sa mise en mouvement harmonise physique et psychique, prêts alors, dans cette fluidité et sécurité retrouvées, pour l’aventure de la rencontre et du partage avec l’autre. À chaque atelier, An Goedertier insuffle une recherche particulière. Soit, en ce jour, la pesanteur et la quête d’équilibre. En dansant, un processus dynamique se met en route. Irradiant de chaque participant, une pulsation personnelle vient peu à peu alimenter un pouls commun. Une vaste respiration qui nettoie les mémoires enfouies, décape l’être, faisant place neuve pour les émotions inédites et la créativité. Pour goûter aux rythmes, les musiques alternent entre mélodies méditatives et morceaux entraînants. Thème de la pesanteur oblige, nous expérimentons seul et à deux légèreté et poids, lâcher-prise absolu et gestes retenus. Le tout, solidement planté sur son axe. Un atelier qui finit en apothéose par une danse en toute liberté, où la singularité rencontre avec gourmandise l’énergie du groupe. Je savoure la spontanéité retrouvée du mouvement. Bodymind Movement® créé par An Goedertier.
À lire
- Le besoin de danser
France Schott-Billmann, (Odile Jacob) - Danse et spiritualité
Pierre Lory (ouvrage collectif), (éditions Noésis) - La Maîtrise du mouvement
Rudolf von Laban, (Actes Sud)